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>>> DU THEATRE AMATEUR

approche historique et anthropologique

CNRS Éditions, coll. Arts du spectacle / Spectacles, histoire, société - mars 2004 - ISBN 2-271-06182-2

 

Cet ouvrage collectif - études et témoignages réunis et présentés par Marie-Madeleine Mervant-Roux - présente les résultats de la recherche menée sur le théâtre d'amateurs de 1998 à 2002

La formule "théâtre amateur" date d'un demi-siècle à peine. On disait autrefois "théâtre d'amateurs", en une expression plus heureuse puisqu'elle ne crée pas d'effet de symétrie avec "théâtre professionnel" et que l'amateurisme ne se définit nullement comme un non-professionnalisme.

Le théâtre amateur en France - comme dans le reste de l'Europe - a pour principale caractéristique l'absence de rupture radicale avec la vie sociale. À la différence de la scène professionnelle, fondamentalement transgressive, il s'organise selon une sorte de décalage interne par rapport à son contexte, d'où naît sa propre poétique, qui mérite considération.

Réalisé par un groupe de chercheurs, d'universitaires et de praticiens amateurs, cet ouvrage est le premier à explorer ce monde : des études de terrain rendent compte de sa diversité ; le répertoire, le jeu, le traitement de la scène, les temps et les espaces de représentation sont décrits et analysés ; des témoignages font entendre les voix, les styles de ces troupes, de ces cercles et compagnies.

Les documents les plus sensibles et sans doute les plus exacts, nous les devons à des artistes (romanciers, cinéastes, auteurs dramatiques, metteurs en scène professionnels) qui ont pris pour objet le théâtre d'amateurs, aimant en lui un autre amour du jeu, un flirt avec le risque, un rapport fascinant de l'art et du non-art.

L'ensemble vient enrichir la réflexion contemporaine sur la notion d'amateurisme, réflexion aujourd'hui très active dans d'autres domaines artistiques.

 

Clément ROUAT, ancien universitaire et professeur de français à Brest, actuellement comédien amateur et auteur de théâtre, nous livre une synthèse de cet ouvrage :

                                   
                   
DU THEATRE AMATEUR
                 
                   
APPROCHE HISTORIQUE ET ANTHROPOLOGIQUE
                 
                   
                 
                   
CNRS Éditions - mars 2004 - ISBN 2-271-06182-2
                 

 

 

Synthèse de Clément ROUAT

 
Sommaire
 
Introduction >
Un loisir studieux
Le jeu
Un théâtre dans la vie
Le répertoire des amateurs
De plain-pied avec le public
"Une redéfinition collective du temps"
Le texte de l'acteur
L'amateurisme comme référence?
Une activité "cultivée"
L'espace amateur

 

 

Il ne s'agit pas ici d'une analyse exhaustive du livre de Mme Mervant-Roux et de l'équipe réunie autour d'elle, mais simplement d'une contraction - à usage personnel d'abord - d'un ouvrage riche et chaleureux, où le comédien amateur trouvera l'affirmation décisive de la légitimité de sa passion et de son "engagement".

On connaît le jugement péjoratif souvent porté contre le théâtre des amateurs (AMATEUR : "personne qui exerce une activité de façon négligente ou fantaisiste"). A lui s'oppose le Théâtre Professionnel, chargé de "l'excellence artistique et culturelle". Cette appréciation sommaire tenant lieu de vérité incontestable, les comédiens amateurs, qui vivent en règle très générale tout autrement une activité théâtrale exigeante et généreuse par elle-même, se réjouiront sûrement de trouver dans cet ouvrage une "Défense et illustration" du théâtre amateur tel qu'ils le pratiquent.

Pour Mme Mervant-Roux, il s'agissait de "s'interroger sur le sens et la valeur de la notion d'amateurisme dans le cas particulier de la vie théâtrale", de comprendre, par une approche historique et anthropologique, "un geste d'ordre esthétique, mais qui n'appartient pas à la sphère de l'art telle qu'elle est pensée d'habitude".

Démarche scientifique qui l'amène à reconnaître au théâtre amateur une fonction essentielle de "socialisation" :

"Par ses modes d'organisation, par ses processus, par ses codes, le théâtre d'amateurs participait - participe toujours - de la "civilité", assumait - et assume toujours - une fonction essentielle de "civilisation des moeurs" ou de "socialisation"". Et Mme Mervant-Roux de préciser le sens de ce mot : "l'établissement du lien humain, de l'entre-appartenance humaine" (p.9)

 
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Amateurs/professionnels >
Un loisir studieux
Le jeu
Un théâtre dans la vie
Le répertoire des amateurs
De plain-pied avec le public
"Une redéfinition collective du temps"
Le texte de l'acteur
L'amateurisme comme référence?
Une activité "cultivée"
L'espace amateur

 

 

 

Amateurs/professionnels : une structure binaire non pertinente

L'opposition Amateurs/Professionnels est un étiquetage juridique, une donnée économique moderne, et qui ne tient pas compte de l'essentiel.

Pour cerner de plus près la réalité de la vie théâtrale, le recours à l'Histoire s'impose. Elie Konigson distingue dans la période qu'il étudie (XIV-XVè siècles), et dans le champ européen, deux modes de développement de la "fonction dramatique" :

(p.13) : "D'un côté, on trouve un théâtre urbain, qui se joue sur les places de marché..., théâtre à thèmes religieux la plupart du temps, joué par des amateurs, choisis en fonction de leur statut dans la ville; ou encore le théâtre de Cour à thème mythologiques. Dans les deux cas, acteurs et spectateurs appartiennent aux mêmes groupes sociaux... De l'autre côté, on a un théâtre mobile, sur trétaux, un théâtre de texte, avec peu ou pas de décors, pas de machinerie, avec des acteurs professionnels ou semi-professionnels saisonniers..."

Donc, deux théâtres : un théâtre professionnel itinérant, théâtre de rupture par rapport au tissu social de la cité, et un théâtre amateur, théâtre de centre, d'inscription dans la cité, de reconnaissance réciproque, jouant un rôle essentiel dans l'entretien des valeurs, des ordres sociaux et des codes communs. Il est évident alors que dans un deuxième cas, l'activité du comédien n'est pas socialement définie.

"Son indéfinition, poursuit Mme Mervant-Roux, c'est-à-dire l'absence de statut de comédien amateur en tant que tel, l'absence pour celui qui joue d'une rupture franche avec la société, l'absence d'une iscription franche dans la sphère esthétique, fait sa véritable différence avec l'activité dans laquelle s'engage le comédien professionnel."

Il y a donc, dès le départ, deux modèles différents. ce qui établit l'"unité du concept de "théâtre d'amateurs", (sa) continuité transhistorique."

Trois traits caractérisent également l'"amateurisme" dramatique primitif et les manifestations dramatiques amateur contemporaines :

- l'enracinement (comédien dont le premier état n'est pas d'être comédien).

- l'homogénéité des acteurs et spectateurs.

- prédilection donnée au récit dramatique par rapport à la mise en scène.

L'amateur, certes, est celui qui a moins de métier que le professionnel; c'est aussi celui qui ne fait pas du théâtre son gagne-pain, "mais l'écart décisif concerne la nature de la scène dramatique où l'on joue sans solution de continuité avec la scène du social."

La non-définition institutionnelle de l'amateurisme, constitutive de sa fonction sociale, "devient ici une donnée-clé, une dimension essentielle de ce "théâtre dans la vie".

Par conséquent, il convient de refuser la comparaison avec le théâtre professionnel, "parce qu'il (le théâtre des amateurs) est anthropologiquement différent".

 
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Marginalisation du théâtre amateur

Elle est récente. Outil de l'Education Populaire, et comme tel, héritage des Lumières et de la Révolution industrielle du XIXè siècle, le théâtre amateur a reçu de la part du pouvoir politique, à partir de la seconde moitié du XXè siècle, trois mauvais coups (cf l'étude de L. Fleury, p. 51) :

- 1959 : création du Ministère des Affaires Culturelles - où Malraux n'accueille ni l'Education Populaire, ni le théâtre amateur.

- 1968 : critique du mouvement associatif "Le pouvoir aux créateurs"

- J. Lang, après 1981, accentue le mouvement et la scission entre théâtre professionnel et théâtre amateur.

Les Maisons de la Culture deviennent des lieux de présentation au public de l'excellence artistique et culturelle. Le théâtre amateur, accusé de n'avoir aucune ambition artistique, devient le lieu d'une convivialité de groupe, au demaurant sympathique.

Alors qu'hier on parlait d'égalité d'accès à la culture, et d'éducation artistique, l'horizon proposé est désormais l'aristocratie de l'Art et de la Culture.

L. Fleury cite Bourdieu : "Ceux qui disposent de l'autorité légitime peuvent imposer leurs propres définitions d'eux-mêmes et des autres."

S'est ainsi mise en place une forme d'idéologie communément admise opposant Professionnel et Amateur selon une structure binaire Bien/Mal. Ce conformisme qui repose sur le dogme de l'excellence culturelle a ses commodités, mais hélas! marginalise le théâtre amateur, le reléguant au socio-culturel, catégorie confuse et sans doute médiocre.

Sur le plan purement esthétique, on oobservera que ce découpage du champ culturel conduit à l'intronisation de l'Artiste-Créateur, quand il n'y a pas si longtemps encore, Jouvet, Vilar et quelques autres besognaient vers un résultat incertain. L'amateur, lui, continue de bricoler, de faire comme il peut...

 
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Un loisir studieux

Si l'activité théâtrale amateur n'est pas seulement un loisir comme un autre, comment la qualifier?

Mme. Mervant-Roux : "La notion qui, finalement, convient le mieux pour désigner l'espace joueur où travaillent les amateurs est celle de l'OTIUM : "loisir studieux". l'OTIUM "semble être électivement le temps où l'esprit se retrouve, le temps du temps devant soi, du temps pour soi, un moment à soi... le temps de deux gestes majeurs : les libertés et la culture. (J.C. Milner)""

Ce temps libre de tout négoce (neg-otium), ce temps "gratuit" n'est plus reconnu, dans une société dominée par l'économique, comme vital. Le théâtre amateur passe alors pour une activité peu "sérieuse", frivole.

 

 
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L'irréductible spécificité

Socialement non-défini d'une part, achappant d'autre part au champ d'études des spécialistes dont l'objet est l'art du théâtre, où se trouve la spécificité du théâtre amateur?

Plutôt que d'épouser le clivage classique professionnel/amateur, "poser l'hypothèse inverse d'une indépendance possible du théâtre amateur, voire de son autonomie, fondées l'une et l'autre sur d'irréductibles spécificités."

Certes, le "geste" est identique : il s'agit d'une pratique de la scène, i.e. d'un "métier" pour lequel, si la compétence est inégale, la passion est la même. Elle explique, cette passion, l'énergie dépensée par le comédien amateur au cours de ces répétitions qu'un observateur étranger à ces rites trouverait fastidieuses.

"Le partage des répétitions, après des journées de travail, dans des salles vides et mal chauffées, le partage de la construction des décors, de la confection des costumes, et de la fabrication des accessoires supposent un dévouement qui s'avère un impératif moral de l'ordre de la vocation. La dimension artisanale de l'entreprise des amateurs ne contredit ni les exigences de l'artiste, ni les satisfactions tirées du métier de comédien." (L. Fleury, p.67)

Voilà bien ce loisir studieux! Travail artisanal par lequel on compense une inexpérience artistique, mais qui surtout révèle un besoin existentiel fondamental :

L. Fleury, p. 68 : "On redécouvre un des types de l'action sociale proposé par Weber... : celui de la recherche du sens de l'existence ou du rapport conscient ou privilégié à des valeurs ultimes. C'est bien parce que le théâtre amateur offre au désir d'identité la possibilité d'expérimenter la pluralité des mondes, au désir de partage celle de vivre des solidarités communautaires, et au désir de sens celle de faire l'expérience du jeu même, qu'il rejoint l'éducation populaire dans sa dimension utopique."

Au sortir de leur activité professionnelle -"souvent aux antipodes des métiers artistiques ou culturels" - les comédiens amateurs "se plongent dans un nouveau monde, lui aussi producteur d'identité".

Plutôt que d'avoir recours à une analyse réductrice, "pascalienne" du phénomène (ex : "je monte sur scène pour oublier mon vide existentiel"), L. Fleury préfère y voir un état "poétique" - la poésie étant le mouvement par lequel je vais librement vers le monde, par lequel "je viens au monde". Le comédien amateur, détaché de toute détermination sociale, "sans qualités" (cf. Musil) fait choix d'une liberté créatrice.

"Parce que le théâtre amateur s'attache moins à une connaissance, au sens étroit du terme, qu'à des modes de compréhension ou d'exploration de nos habitudes mentales, de nos représentations, il offre la possibilité d'inventer de nouvelles possibilités de vie."

En concurrence avec une démarche plus "positive", visant à acquérir une "connaissance" par la maîtrise d'une technique et la pratique méthodique d'exercices adéquats - le "sérieux" même, avec lequel est enseignée la discipline "Art dramatique", voici une démarche indéfinie, tâtonnante, expérimentale et besogneuse, trouée, incomplète, à laquelle est restituée une noblesse paradoxale, une noblesse "sans qualités".

"Le comédien de théâtre amateur, amateur de théâtre, révèle un désir de jeu susceptible tout à la fois de transformer sa vie et son rapport à la vie" (p.69)

 
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Le jeu

"C'est le jeu qui m'intéresse!" : déclaration récurrente chez les amateurs, motivation première.

Est-il utile de rappeler l'importance du JEU dans les grandes formes de la vie active?

"En permettant le transport dans un "ailleurs", tout à la fois réel et fantasmatique, le jeu suspend la vie courante, insère l'extraordinaire dans la vie ordinaire... Aux caractères disciplinaireet analytique du travail, il oppose ses propres caractères de liberté et de synthèse... La "tendance au jeu" signale l'humanité en l'homme, la tendance au jeu esthétique est délivrance, "dans l'ordre de la nature comme dans celui de la morale". Ainsi comprend-on cette phrase par laquelle Schiller se résume : "L'homme ne joue que là où, dans la pleine acceptation de cemot, il est homme, et il n'est pas tout à fait homme que là où il joue."

Si le jeu constitue ainsi l'humanité en l'homme, il fonde alors la noblesse du théâtre amateur, noblesse devant être ici entendue, non dans son sens social de détention d'une "étiquette", mais dans son acceptation morale de grandeur d'âme et de possession de qualités éthiques. On trouve déjà cette idée sous la plume de Condorcet. L'éducation populaire et le théâtre amateur ont bel et bien épousé l'idéal schillerien de l'Education esthétique de l'homme - dont se sont paradoxalement réclamés ceux qui les ont disqualifiés" (L. Fleury, p.70-71)

V. Siano, de son côté, dit sa conviction, après plus de trente ans de travail de terrain avec les amateurs, que "la pratique théâtrale des amateurs ne peut être assimilée ni à la consommation de loisirs ni aux pratiques dites "artistiques"... mais demeure tout simplement dans le domaine du "faire, celui de l'artisanat : "on va faire du théâtre...""

"C'est le sens, la valeur, la dimension dynamique, vitale, nécessaire de ce "faire", de cet "agir autrement" que j'ai voulu éclairer"

Il formule ici l'hypothèse de ce qu'il appelle "le Jeu de l'enchantement" - "qui agit sur les actants comme une pensée magique, avec un pouvoir et un charme surnaturels... Par ce processus, inhérant au jeu théâtral, la réalité concrète de l'existence quotidienne change de nature et se métamorphose, sous les effets de la réalité du désir et de l'imaginaire."

Son enquête près des amateurs met en évidence, outre la fonction de reliance de l'activité théâtrale, une fonction essentielle de valorisation de la personne.

"En quelque sorte, les sujets attribuent au théâtre un rôle structurant, et, de fait, une mission extra-théâtrale. Par les sensations qu'il procure, par le bien-être affectif et psychologique qu'il induit, parla créativité en oeuvre dans le travail, l'acte théâtral remplit l'existence d'un mieux-être... La double motivation : exister plus et créer la relation, basée sur une sensation d'existence pleine et une qualité du rapport aux autres, apparaît comme l'une des clefs explicatives de l'engagement des sujets dans le faire théâtral."

 
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Un théâtre dans la vie ("Le terrain")

Outre l'étude de V. Siano, l'ouvrage collectif "DU THEATRE AMATEUR" présente plusieurs témoignages relatant diverses expériences de terrain (théâtre du Peuple de Bussang, banlieue, monde rural, théâtre universitaire...); expériences tantôt modestes, tantôt "mythiques".

Armand Dreyfus (p. 90...) parle de ses interventions de CTP (conseiller d'éducation populaire) dans les deux départements de l'Académie de Rouen - interventions d'écoute d'abord, puis d'accompagnement.

"Il reste que le miroir tendu à presque toutes les troupes amateur était, neuf mois sur dix, celui de la profession, avec ce que cette comparaison, même non exprimée, renvoyait de dévalorisant pour leurs pratiques. comment y échapper? Comment me préserver, moi, de la tentation de marquer ma distance, de juger, au risque de rester aveugle au premier de leur plaisir, qui était de faire - et de pouvoir renouer ainsi à chaque fois avec leur public? J'ai peu à peu appris à devenir sensible à ce bonheur populaire pris au théâtre, à ce théâtre fait par les gens et pour les gens. Mais comment en préserver l'identité, sans l'enfermer dans ses stéréotypes? Difficulté réelle pour qui débarque avec ses gros sabots de "technicien" dans le champ de pratiques souvent sclérosées, mais toujours vécues avec conviction et ferveur."

Non que ces comédiens refusent l'échange, la critique, l'accompagnement d'un professionnel, le désir d'un "faire-mieux", mais il s'agit "(d') un théâtre vécu avant tout comme un moment de respiration sociale" et d'un public "sensible à des aspects du théâtre qui signaient en quelque sorte son caractère "populaire", c'est-à-dire immédiatement compréhensible par tous. Pour cela il fallait deux choses : une "histoire", drôle ou pathétique... et un "fini" artisanal"

V. Siano, relatant sa propre expérience à Aubignan (Vaucluse) - le TRAC, Théâtre Rural d'Animation Culturelle - évoque, lui aussi, les difficultés du milieu culturel dans son village (p.218) :

"La grande majorité du public populaire qui, au début, avait retrouvé le chemin du théâtre pour venir voir la troupe locale, s'en est désintéressée dès qu'elle s'est trouvée confrontée au théâtre "avant-gardiste", dans lequel elle n'a pas retrouvé "son" théâtre, ni dans les contenus, ni - encore moins - dans les formes... Tout était à refaire, à repenser. tenir à distance les démons de la démagogie, du populisme, et ceux de l'hermétisme - de "l'élitisme", disait-on à l'époque - tout en nous ouvrant aux interrogations du théâtre contemporain. Le théâtre amateur devait prendre sa part dans la fabrication du langage théâtral de son temps, non pas en se situant par rapport au théâtre professionnel, mais en cherchant sa propre place, son évolution originale." (p.219)

L'histoire du TRAC aboutit à la création d'un "outil autonome : le rêve d'un théâtre à la campagne". (p.227)

"L'histoire du TRAC confirme la vitalité d'un théâtre non professionnel qui ne veut pas mourir, qui veut jouer un rôle dans le développement culturel local, qui ne veut pas être écarté des enjeux de société parce qu'il sait qu'il peut continuer à exercer une influence sur le vie des gens, la vie sociale et l'action associative, qui affirme l'appropriation collective de l'acte culturel et sa participation effective à la créativité artistique, refusant à la fois la vision élitiste et la vision mercantile de l'art. L'amateurisme ne doit en aucune manière perdre de vue ses fonctions propres, qui ne peuvent pas être comparées à celles du professionnalisme. Les actes posés par les uns et les autres, même s'ils se font à partir du même contenu artistique, avec les mêmes techniques, ne recouvrent pas les mêmes réalités psychologiques, sociologiques, institutionnelles."

D'autres contributions traitent de diverses expériences en milieu urbain, universitaire...

 
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Le répertoire des amateurs (étude de Mme Mervant-Roux, p.114)

Pages essentielles au terme desquelles Mme Mervant-Roux constate que, comme ces rengaines ou superbes mélodies que chantent, dans les lieux populaires, des groupes d'amis, les représentations des amateurs ont une fonction vitale : "peu importe la place de ces airs et chansons dans la hiérarchie culturelle, l'important est cette reprise, poétique, commune, esthétique, du temps, la façon dont elle aide à vivre. Les séances dramatiques des groupes d'amateurs, qu'ils montent une fantaisie "maison" ou une oeuvre universellement reconnue, ont cette même fonction vitale." (p.136)

L'étude historique permet de dégager 4 types de textes successivement privilégiés par les amateurs : le théâtre de société du XVIIIè siècle, le jeu à thème religieux de la fin du XIXè siècle, lespièces dites "de patronage" de l'entre-deux guerres, le "théâtre pour dire" des années 1970. "Le répertoire actuel résulte de l'addition, l'articulation, et la réinvention de (ces) 4 types de textes."

A la recherche d'une structure unificatrice, Mme Mervant-Roux commence par remarquer que "les textes spontanément préférés par les amateurs sont des textes qui jouent à être des textes de théâtre sans en être sérieusement..."

Et plus loin, elle note que le point commun le plus évident entre les 4 types de textes est "la distance qui les sépare de ce qui incarne et sublime l'art du théâtre, à savoir la tragédie." D'où la constatation : "Les amateurs aiment monter des pièces construites selon le shéma du "théâtre dans le théâtre." Cf le succès des pièces de J.P. Alègre.

 
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De plain-pied avec le public

"Dans chacun de ces modèles, les figures fictives se caractérisent par une sorte de porosité : l'acteur comique ne s'efface pas; les silhouettes typiques des jeux dramatiques reflètent explicitement le monde de la salle; les personnages des romans ne peuvent pas tout à fait prétendre prendre la place des vrais héros; quant à ceux inventés dans le travail du groupe, ils sont plus esquissés que solidement incarnés. La prédilection pour ces formes vient de ce qu'elles remplissent une condition intuitivement exigée par les amateurs : le spectacle doit être tel qu'il ne domine pas la salle, qu'il ne semble pas venir d'ailleurs, qu'il se propose comme un échange, voire comme une restitution aux spectateurs présents de ce qu'ils possèdent déjà, pour une réinvention commune et réciproque. Inter préter des personnages tragiques revient à transgresser la règle du plain-pied avec le public..."

Surtout, qu'on ne se méprenne pas : il ne s'agit aucunement du besoin démagogique de plaire qu'éprouveraient les amateurs. Il s'agit plutôt du "désir de disposer d'une sorte d'espace de négociation, d'interpellation perpétuelle, de rapport direct à un groupe qui, justement, n'est pas "acquis" même si, en général, il est prêt à l'être. C'est qu'adresse ne signifie pas forcément harmonie, proximité n'est pas familiarité. Au contraire. L'organisation d'un échange avec le public ne témoigne pas d'une entente, mais du besoin d'être entendu et d'entendre son auditoire" (p.128-9)

D'où l'importance du chapitre initial de "l'aventure : le choix de la pièce, "avec l'espérance raisonnable que le public s'y retrouvera."

 
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"Une redéfinition collective du temps"

Les spectacles d'une troupe amateur servent de "cadre social" à la mémoire de la communauté. C'est "ce qui est finalement en jeu dans ces réunions dramatiques dont beaucoup paraissent simplement "récréatives" (notion qui appartient au monde des amateurs)..."

Ici il faut faire intervenir la notion de "mémoire collective". Cf. M. Halbwachs : "Sociétés religieuses, politiques, économiques, familles, groupes d'amis, de relations, et même réunions éphémères dans un salon, dans une salle de spectacle, dans la rue, toutes immobilisent le temps à leur manière..."

L'"immobilisation" concertée et provisoire du temps est un processus fondamental des sociétés démocratiques.

Mme Mervant-Roux : " Quand les acteurs amateurs jouent, on les voit jouer autant qu'on voit la pièce jouée. On les voit jouer avec le temps. Parce qu'ils appartiennent au monde de ceux qui sont venus les regarder, parce que la scène n'est pas ici un monde franchement séparé, mais une saillie dans la salle, c'est dans l'étroite mais bouleversante dimension temporelle commune que circulent les participants. Ce théâtre n'établit pas une durée radicalement autre, il insère dans le cours linéaire du réel une "chronographie" différente, à la fois présente et passée, double, indécise, très mobile. Il rend le temps vivace, vivable."

Mais il faut que le texte réponde à certaines conditions : un temps théâtral qui ne soit pas senti comme "moderne"; une distance mythique potentielle. Ces conditions n'étant pas remplies, on assiste à la crise (dans les années 60) du répertoire amateur le plus populaire - vide, il est vrai, rempli par le boulevard, qui n'est qu'un ersatz ("Il n'est pas le coeur naturel du répertoire amateur. Son succès est le produit, en milieu amateur, de la crise générale de l'écriture dramatique." p.132)

 
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Le texte de l'acteur

La relation de l'acteur amateur au livre d'une part, à la structure textuelle dramatique de l'autre, n'a rien à voir avec le modèle professionnel - pour lequel l'élocution est un exercice de style, "où l'on ne songe pas que le texte puisse se suffire à lui-même".

Mme Mervant-Roux : "On ne peut aborder la question du texte joué en faisant abstraction du contexte de jeu, i.e. d'abord des façons de lire de ceux qui vont participer au jeu, de leurs "modes d'appropriation".

"Le rapport de l'acteur à ce qu'il appelle "son texte" a quelque chose d'aventureux. Le temps de travail à la table, d'explication, de commentaire, de mémorisation et d'"essayage" devant les autres sera donc animé d'émotions bien plus fortes, ou plutôt d'émotions tout autres que celles des gens de métier". (p.134)

 
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L'amateurisme comme référence?

Question paradoxale, voire incongrue, (p.236, A. Millat) qui est posée à l'occasion d'une étude de "La Règle du Jeu" de J. Renoir - ce maître qui enseigne de dépasser la pure technique pour redécouvrir le plaisir du mouvement, le jaillissement de la vie : l'amateurisme. Dans le monde de conventions de cette microsociété mondaine que peint le cinéaste, le petit théâtre monté par ces amateurs révèle tout à coup le bonheur du Jeu-enfantillages, déguisements, coups de pied au derrière, joyeuse exitation, folie... - la liberté, "la dynamique du théâtre dans sa liberté".

Le spectateur du film découvre que le jeu "peut subvertir de l'intérieur l'ordre mortel des choses, célébrer et entretenir, dans le plaisir de la création artistique, les forces indéfectibles de la vie" (p.244)

Avec Renoir, on est du côté d'un humanisme chaleureux ("Comprendre le monde, c'est d'abord savoir le regarder et le faire s'abandonner à votre amour sous la caresse de ce regard", A. Bazin : J. Renoir). Cet humanisme "militant" que représentent, dans l'histoire du théâtre Copeau, Chancerel, Vilar et quelques autres, le théâtre amateur, qui tente de restituer "sa fonction d'expression de la communauté et de lien social puissant" (p.254) continue à sa manière de le représenter, malgré les vents contraires des tenants de la Création qui l'ont déclaré périmé.

Etant donné que 12 à 14% de la population vont au théâtre pour voir un spectacle par an, la question à se poser ets peu-être celle-ci : Que peut le théâtre professionnel pour "les gens" qui pensent que le théâtre n'est pas pour eux?

Cf. D. Guénoun : "Théâtre purement professionnel pour spectateurs purement avertis : tel est le modèle, la norme idéale qui préside à la vie des théâtres. Or ce modèle est celui d'un théâtre mort. La vie du théâtre ne cesse de s'agiter, mais ailleurs."

 
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Une activité "cultivée"

Une activité "cultivée" qu'il importait d'étudier à l'heure où "nous jouons nos attaches poétiques dans le système industriel."

Au terme du livre, Mme Mervant-Roux revient sur l'opposition amateurs-professionnels, et dégage nettement ce qui fait la spécificité du théâtre amateur :

"Cette dernière se situe à un niveau fondamental : jouer la comédie rend toujours marginal, mais il n'est pas indifférend que la marge soit externe à la vie sociale commune (lorsque le jeu se développe dans la sphère autonome de l'art) ou interne à la vie sociale (situation qui caractérise les activités amateur). L'écart entre les deux est radical parce que d'ordre symbolique." (p.345)

Les modes d'enrichissement de l'un par l'autre existent : demande de plus en plus fréquente de la part des amateurs de stages, d'assistance technique, revendication d'une "démarche esthétique"... La "mise en scène" - spécialité professionnelle - s'intègre à la manière de faire amateur "comme un matériau parmi d'autres de leur bricolage spécifique" (p 346)

Quant à l'"éventuelle fonction de régénérescence" que pourrait avoir le théâtre des amateurs, (cf. J. Copeau : "Chaque fois qu'un effort est tenté, chaque fois qu'un certain renouveau se fait jour au théâtre, à toute époque et dans tous les pays, c'est aux amateurs qu'on le doit.") Mme Mervant-Roux écrit : " C'est donc indirectement que leurs réalisations pourraient faire évoluer la création professionnelle : pas du tout par ce qu'elle pourrait afficher de "modernité", ou d'"esthétique" en général, mais au contraire par leur capacité à exprimer théâtralement leur lien maintenu au réel, à l'"ici et maintenant" précis du contexte extra-esthétique - ce qui peut être source d'une grande beauté, et matière à inspiration."

Si maintenant l'on regarde du côté de la fonction sociale du théâtre amateur, on admettra qu'il favorise l'existence d'espaces communs où se construit la citoyenneté : il "apparaît comme un lieu où se réinvente "du public" quelque chose de la "sphère publique", c'est-à-dire la "sphère des personnes privées rassemblées en un lieu public". En maintenant animés des espaces d'entre-deux, sans faire disparaître ni l'espace privé ni l'espace public, il s'oppose concrètement et souvent savoureusement à la dissolution de tout dans le "social". Dans un univers de subjectivité envahissante plein d'"individus incertains", le théâtre amateur invente de petites sociétés, articulant, sans les dissoudre, les formes de l'intimité et des perspectives collectives."

"Le but du théâtre n'est pas dans une vie théâtrale vivante, mais das l'art de vivre lui-même", tel est l'apport le plus décisif de la scène amateur."

Il y a là une "fonction d'acculturation populaire et savante" du théâtre d'amateurs. Celle-ci "participe sans doute d'une fonction générale des activités poétiques au sens large, en tant qu'elles sont inextricablement inscrites dans le tissu de la vie sociale"; activités qui auraient "mission d'apaisement et d'harmonisation sociale."

 
Sommaire
 
Introduction
Amateurs/ professionnels
Un loisir studieux
Le jeu
Un théâtre dans la vie
Le répertoire des amateurs
De plain-pied avec le public
"Une redéfinition collective du temps"
Le texte de l'acteur
L'amateurisme comme référence?
Une activité "cultivée"
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L'espace amateur

Rappelons ce qu'écrit Mme Mervant-Roux : il n'y a pas de césure entre la scène dramatique où joue l'amateur et la scène du social.

"L'écart décisif (entre amateurs et professionnels) concerne la nature de la scène dramatique où l'on joue, sans solution de continuité ( sans rupture avec, sans préparation d'avec) la scène du social." (p.14)

Ce qui apparaissait comme un manque (jouer la comédie n'est pas le "métier" du comédien amateur) est, à certains égards, un avantage ou un "privilège" : les acteurs amateurs et leur public "se reconnaissent" mutuellement, à travers leur appartenance sociale ainsi que leur besoin de jouer, de rêver, de se cultiver.

"Le théâtre amateur est un espace critique intermédiaire très précieux. Une matrice de réflexion, de rêves et de lectures. Un lieu où c'est "à nous de jouer." (Entretien avec Mme Mervant-Roux, Théâtre et Animation)

Ainsi il n'est pas juste de penser que le théâtre amateur est un espace fermé ("théâtre de copains et public idem"). Pour mieux comprendre son rôle, il faudrait sans doute rappeler la place tenue autrefois par ces petites "sociétés" privées - salons, cabinets de lecture, patronages - cercles où circulaient les idées, où se pratiquaient l'échange et le dialogue, où prévalait "la culture discutée" - alors qu'aujourd'hui il s'agirait d'une culture consommée par un public de spectateurs dans un espace professionnel, qui n'est "public" que symboliquement. La troupe amateur naissant dans une communauté trouve, de fait, une assistance.

"Fondée sur le goût de la fiction, elle s'ouvre, par définition, sur autre chose qu'elle-même. Le passage d'un espace à l'autre se fait par gradation, du privé au semi-public, à travers les nombreuses nuances que connaît le semi-privé."

J. Pataille (Note 59, p.15) : "Où finit le caractère privé, où commence le caractère public de la représentation ? Il n'en peut-être du salon d'un cercle comme du salon d'un particulier; un particulier est censé connaître toutes les personnes qu'il invite; dans un cercle au contraire, les personnes invitées par l'un des membres sont, la plupart du temps, tout à fait inconnues aux autres; ils'ensuit que le caractère d'intimité qui lie l'invitant et l'invité disparaît complètement."

La dernière phrase de la conclusion de Mme Mervant-Roux dit simplement, outre le sérieux de l'étude menée par son équipe, la "sympathie", l'attention respectueuse accordée à l'objet de cette étude.

"Tenter de décrire cette fonction (d'acculturation populaire et savante du théâtre d'amateurs) était, en même temps qu'un projet scientifique, une façon de l'honorer."